Tout commence en 1851. Louis Carpano débarque à Cluses pour entrer à l'Ecole royale d'Horlogerie, un établissement fondé trois ans plus tôt par le Roi de Piémont-Sardaigne, un royaume dont fait partie la Savoie. L'horlogerie est alors une tradition régionale remontant au début du XVIIIe siècle. Car la vallée de l'Arve est une région agricole où l'activité est moins importante l'hiver. Du coup, les Savoyards ont pris l'habitude de travailler pour l'horlogerie, une activité trouvant de bons débouchés vers la Suisse dont la frontière est proche.
A l'époque, Cluses est une ville de 2000 habitants, entièrement détruite par un énorme incendie survenu en 1844. Il a donc fallu la reconstruire et relancer son économie. Et l'Ecole royale d'Horlogerie va jouer un rôle important.
Louis Carpano est un Piémontais de 19 ans. Vif, intelligent, passionné pour toutes les innovations techniques, il obtient son diplôme d'horlogerie et tente l'aventure en Italie, en France puis en Suisse. Mais en 1868, il revient à Cluses où il monte sa propre entreprise en s'associant avec un industriel du nom de Jacottet.
Ce dernier fabrique déjà des outils de découpe. Ce qui permet à Carpano de mettre au point une machine qui va révolutionner le travail dans l'horlogerie.
Cette fraise, une machine qui découpe des pièces métallique, permet d'arrondir lesdites pièces avec une grande précision. Ce qui est très important dans l'horlogerie. Louis Carpano est un visionnaire qui comprend vite que ce type de machine représente l'avenir. Et il se spécialise dans la fabrication de fraises de précision.
Son entreprise se développe rapidement car ses machines sont primées au cours de différentes expositions. Sa solide réputation lui permet d'être la plus importante de la vallée de l'Arve, puis de la région, avec une centaine de salariés.
Un Italien jalousé
Dès le début des années 1890, Louis Carpano diversifie ses activités. Car les industriels installés au bord de l'Arve avaient obtenu en 1837 une concession du roi Charles Albert 1er qui leur permet d'utiliser l'eau de la rivière. Du coup, Carpano fait installer une turbine électrique au pied de son usine, permettant d'alimenter gratuitement toute la ville en eau potable et en électricité. Un deal qui va traverser les décennies et qui ne se terminera qu'en 1938. Tandis que l'usine restera alimentée par la turbine jusqu'en 1960 !
Malgré cet altruisme, le Piémontais n'est pas toujours très populaire. Certains l'admirent pour son esprit d'entreprise. Beaucoup lui reprochent d'être resté italien et de ne jamais avoir demandé d'être naturalisé français. D'autres l'accusent de vouloir devenir le nouveau seigneur de Cluses…
Car Louis Carpano a racheté la butte de Chessy qui surplombe la ville. Et même s'il vit assez simplement au regard de sa fortune, sa réussite attire des jalousies.
Quand il se retire en 1902, 17 ans avant sa mort à Turin, Louis Carpano, qui n'a pas d'enfant, cède sa place à son neveu. Car Contant Carpano est aussi créatif et dynamique que son oncle. Il entretient par exemple des relations étroites avec le célèbre Edison. Et avec lui, l'entreprise familiale continue à se développer.
Les deux guerres mondiales vont donner beaucoup de travail aux Ateliers Carpano. Pour l'armée, ils produisent munitions, pièces d'armement, mouvements de minuterie pour les bombes… L'usine embauche alors essentiellement des femmes, car les hommes sont mobilisés.
Après la Première guerre mondiale, l'usine de Cluses emploie plus de 120 salariés. Mais en 1927, Contant Carpano décède.
L'entreprise passe alors sous la direction de son gendre, Charles Pons, et de son fils Léon Carpano.
Toujours plus loin dans l'innovation
Très bon technicien, originaire de Bourges et venu apprendre son métier à l'école d'horlogerie comme Louis Carpano, Charles Pons est surtout un patron dans l'âme. Autoritaire et très exigeant avec son personnel, il veut être juste. Il accorde ainsi toute une série d'avantages sociaux comme les services de transports, des cantines ou des logements.
Si Léon Carpano s'occupe de la fabrication des outils coupants, Charles Pons se concentre sur les mécaniques horlogères. Il lance la fabrication de minuteries pour compteurs électriques, pour les téléphones, les taxis, les baby-foot… Il faut aussi ouvrir un bureau d'études où ses équipes planchent sur les problématiques auxquelles sont confrontés les industriels face au développement de la mécanique et de l'électricité.
Dans ce bureau d'études, on travaille sur des produits comme les rasoirs électriques, les briquets ou les fixations de skis. Et un produit mis au point par ce dernier va connaître un grand succès. Il s'agit d'un moulinet de pêche de forme ovale et équipé d'un petit moteur permettant de rembobiner facilement le fil. Le modèle est commercialisé en 1948 sous le nom de Mitchell 300.
Repéré par un Américain qui décide de le distribuer aux Etats-Unis, c'est un carton. En 1966, Carpano & Pons fête la vente du dix-millionième moulinet Mitchell !
Fort de cette réussite, Charles Pons décide d'organiser l'entreprise autour de trois grandes activités : l'activité traditionnelle avec la fabrication de fraises et d'outils industriels, le moulinet sous la direction du créateur du Mitchell 300 Maurice Jacquemin et les automatismes.
Une multitude d'entreprises sont créées au fil des années. Le fils de Charles Pons crée sa propre société en 1950, un gendre de Carpano également… La maison mère continue à fabriquer les moulinets mais les activités minuterie sont regroupées dans une unité à Bellevaux dans le Chablais, et qui deviendra la société SIBEL en 1960. Les fabrications de pièces détachées et l'usinage de précision sont regroupés dans la Société d'outillage et de mécanique du Faucigny, la SOMFY, aujourd'hui connue pour la domotique et les volets roulants.
Les entreprises se développent en parallèle, sans cohésion. A tel point qu'elles se font parfois de la concurrence entre elles ! Après la mort de Charles Pons en 1964, ses descendants décident de changer le statut juridique de l'entreprise pour créer un groupe. En 1965, Carpano & Pons emploie plus de 2000 salariés et fait plus de 100 millions de francs de chiffre d'affaires.
Mais personne n'aura le charisme ni le dynamisme d'un Louis Carpano ou d'un Charles Pons pour assurer la relève. Et la plupart des sociétés vont prendre progressivement leur autonomie, certaines comme SOMFY s'affirmeront comme de très belles réussites économiques.
Et face aux tentatives de diversifications incontrôlées, Carpano & Pons ne survit pas aux années 80. Même Mitchell voit arriver la concurrence japonaise sur le marché américain et dépose le bilan. SOMFY est vendu au groupe Damart en 1984. Et en 1987, c'est la totalité du groupe qui est racheté par les Américains d'Eaton.
Dans la région, il ne reste plus que des bâtiments qui témoignent du passage de Carpano & Pons dans la vie économique du territoire. Mais c'est avant tout une culture à Cluses, une mémoire économique collective car dans cette ville, tout le monde a eu un grand-père ou un grand-oncle qui a travaillé pour le groupe.